1 an de mandat.
Il y a un an jour pour jour j’étais élue députée européenne. A l’occasion de cet anniversaire, j’ai envie de vous livrer un bilan personnel de cette première année au Parlement européen.
Ce texte n’est pas un compte-rendu de mandat au sens classique du terme (celui-ci viendra à l’occasion de l’anniversaire de la session inaugurale de la nouvelle législature, début juillet, de plus je communique déjà fréquemment sur mon activité). Je veux ici partager avec vous la façon dont j’ai vécu au quotidien cette première année de mandat et vous emmener dans les coulisses du Parlement européen.
Le rythme de vie chamboulé
Le premier chamboulement personnel est bien évidemment celui du rythme de vie. Un rythme effréné et exaltant. Une des grandes nouveautés réside dans le fait de n’être quasiment jamais au même endroit plus de quatre jours. Entre Paris, Bruxelles et Strasbourg, et puis parfois Helsinki, Mexico ou Barcelone, j’ai appris à vivre avec une valise jamais rangée et jamais vidée pas loin de mon lit.
Les journées filent à une vitesse folle avec un agenda qui fait penser au jeu Tetris des années 90. Le but étant de remplir tous les espaces vides, quitte à superposer les cases les unes sur les autres.
Ce nouveau rythme et ce nomadisme sont-ils épuisants pour autant ? Non. Je n’aurais jamais l’indécence de m’en plaindre. Il m’est arrivé par le passé d’avoir des boulots dans des calls center ou autres missions desquelles je sortais bien plus fatiguée. Ce qui est éreintant, c’est de passer des heures chaque jour à faire le même geste répétitif, à la caisse d’un supermarché ou sur la chaîne d’assemblage d’une usine. Mes journées n’ont rien à voir avec celles d’un ouvrier ou d’une caissière.
Dans le feu de l’action, on est comme emportée dans un tourbillon qui empêche de se sentir fatiguée. Et c’est finalement assez euphorisant.
Sessions plénières à Stress-bourg
Un lundi sur quatre, direction « Stress-bourg ». C’est comme ça que les Espagnols du Parlement désignent, à raison, nos quatre jours de session plénière mensuelle. A la fin d’une journée dans l’immense bâtiment de Strasbourg, il n’est pas rare que le podomètre de mon smartphone affole les compteurs entre réunions, participation aux débats dans l’hémicycle, la préparation des votes et les votes en eux-mêmes.
Ces sessions de votes sont dispatchées sur quatre jours et concernent des sujets aussi divers que le Green Deal, le Semestre européen, le respect des droits de l’Homme en Turquie, ou la situation des Ouïghours en Chine. Ces textes peuvent être l’aboutissement d’un travail ayant duré plusieurs mois, voir années, ou des rapports d’urgence décidés le lundi-même. Pour chaque texte, ce sont des centaines d’amendements connus parfois moins de 24 heures à l’avance sur lesquels il faut se prononcer, et définir une position collective de la délégation insoumise.
Le syndrome de l’imposture
La première fois que j’ai mis les pieds au Parlement européen en tant que députée c’était quelques jours après les résultats. Après avoir signé des papiers en tous genres, déclaré le nombre de comptes en Suisse que je possède, récupéré les goodies de bienvenue, vient le moment de la remise du badge de députée que j’aurai à porter pendant les 5 années qui suivront.
Quand on m’a remis cette carte violette avec ma photo, sur lequel était inscrit « députée européenne » à côté de mon nom, j’ai bloqué. Mon logiciel a comme bugué. Une sensation viscérale d’incrédulité. DEPUTEE EUROPEENNE. C’était écrit sur mon badge et je savais bien que ce n’était pas une blague. Mais c’était plus fort que moi, je ne pouvais pas m’empêcher de retenir un rire et de me sentir tellement gênée face aux agents du Parlement qui m’appelaient « Madame la députée ». A mon arrivée au Parlement on ne m’a pas prise pour une assistante, on m’a prise pour une députée et c’est ça qui m’a le plus perturbée.
L’impression de ne pas être à la hauteur, d’être là par effraction. J’ai découvert il y a peu que ce que j’avais ressenti porte un nom. C’est un phénomène très courant, en particulier chez les femmes. Cela s’appelle « le syndrome de l’imposteur ». Et j’aimerais que ces quelques lignes les aident à s’en libérer.
Souvent j’aurais souhaité avoir pris le melon. Me la péter de dingue. Ne pas douter. J’assume de raconter cela ici. Je suis consciente que ce n’est pas forcément le genre de propos auxquels on s’attend de la part d’une élue, et que ce que je décris est loin de l’image de la guerrière vaillante qui combat au front le système capitaliste.
Quand vous subissez le “syndrome de l’impostrice”, deux possibilités s’offrent à vous. Soit vous faites du mimétisme en essayant de reproduire les codes. Soit vous décidez de vous accepter comme vous êtes, et vous vous accrochez à ce qui vous a motivé et aux objectifs que vous vous étiez fixés avant d’arriver. Et il se trouve que c’est comme cela que j’ai construit ma légitimité.
Ce qui m’a donné confiance en moi c’est le fait de me dire en permanence que je n’étais pas là pour porter ma personne et mes intérêts mais pour porter la parole de ceux que j’avais promis de représenter.
La force du terrain
Les premières semaines au Parlement européen vous vous perdez autant dans les couloirs que dans les méandres du fonctionnement législatif.
Avec le temps, un peu de persévérance, quelques nuits blanches et surtout l’aide de mon équipe, j’ai appris à gérer les aspects techniques, même si je n’en maîtrise pas encore toutes les subtilités. Ce travail parlementaire fait partie de mes fonctions et je veux l’assumer le mieux possible. C’est essentiel de savoir comment tirer parti de toutes les règles du processus législatif pour gagner le maximum de marge de manœuvre.
Mais au final, ce d’où je tire le plus de légitimité, ce n’est pas de ma connaissance des procédures de fabrication des amendements et des rapports parlementaires mais bien plus de mon ancrage sur le terrain. Pendant qu’un certain nombre de députés européens travaillent au service de lobbies qui ont quasiment élu domicile dans l’enceinte du Parlement, je n’ai, de mon côté, cessé de solliciter en permanence l’avis et l’expertise des « sans-lobbies », de celles et de ceux qui se situent souvent très loin des institutions européennes, de consulter les principaux concernés par les dossiers sur lesquels je travaillais : syndicats de chauffeurs routiers ou de l’aérien, associations de mal logés, relais activistes, collectifs de coursiers à vélo, syndicats de travailleurs.
Et puis, une fois qu’on comprend la façon dont les lobbies au service des puissants exercent une vraie influence sur les décisions qui sont prises dans les institutions européennes, il apparaît comme une évidence que si on veut que ce soit l’intérêt des précaires, des travailleurs ubérisés et exploités par des multinationales qui gagne, il faut les aider à s’organiser eux aussi comme des lobbies populaires. Leur permettre d’être en capacité de peser à l’échelle européenne autant que leurs adversaires. J’ai vite senti qu’impulser ces formes de lobbies populaires était l’une des dimensions les plus passionnantes de mon travail de parlementaire européenne.
Forum transnational des alternatives à l’ubérisation : construire des lobbies populaires
Avant l’élection, au cours de la campagne européenne, je l’avais répété : en tant qu’eurodéputée, je servirais à créer des ponts entre les travailleurs européens atomisés pour les aider à s’organiser à l’échelle européenne.
Le 12 décembre 2019, j’ai vécu je crois le moment le plus galvanisant de mon année d’eurodéputée parce qu’il correspondait exactement à la façon dont je rêvais d’exercer mon mandat. Ce jour-là mon équipe et moi organisions le « Forum transnational des alternatives à l’ubérisation ». Ce qui devait être à la base une conférence sur l’ubérisation dans les locaux du Parlement européen, nous en avons fait une rencontre internationale des travailleurs victimes de l’ubérisation. A cette occasion des livreurs à deux-roues venus de toute l’Europe, des chauffeurs Uber californiens, des taxis espagnols, ont pu partager leurs colères, leurs expériences de mobilisation, mais également tisser des liens, dépasser les frontières géographiques autant que les barrières et l’isolement dû à leur statut d’emploi précaire. D’une seule voix ils se sont adressés aux représentants de la Commission européenne pour leur faire part de leur quotidien et de leurs revendications contre l’impunité des plateformes numériques qui partout dans le monde les écrasent avec les mêmes méthodes. J’ai encore la chair de poule en me souvenant de cette salle remplie de travailleurs ubérisés des quatre coins de l’Europe et au-delà. Cette initiative fut le moment le plus fort de ma première année de mandat, ma plus grande fierté et réussite. D’autant que même si la lutte pour la protection des travailleurs des plateformes est toujours en cours, l’effet du lobby populaire des travailleurs ubérisés qui a pris forme le 12 décembre dernier a déjà porté ses fruits en bousculant le poids des lobbies d’Uber et de Deliveroo.
La force du collectif
Rien de tout cela n’aurait été possible sans la force du collectif qui m’accompagne.
Moi, Leïla Chaibi, j’ai été élue députée européenne, et depuis un an c’est mon nom qui apparaît publiquement. C’est une grande différence avec les collectifs militants dans lesquels je me suis impliquée pendant des années, depuis Génération précaire, Jeudi Noir, l’appel et la pioche. C’est mon nom qui apparaît publiquement, pourtant tout ceci est bel et bien un travail collectif.
Celui d’une équipe parlementaire tout d’abord, celles et ceux qu’on appelle les assistants parlementaires et qui abattent un boulot incroyable, et je les en remercie pleinement.
C’est également le travail collectif de la délégation des 6 députés insoumis au parlement européen.
6 insoumis et insoumises, 6 têtes dures, 6 personnalités bien trempées, attachantes et engagées.
C’est également le travail collectif international. C’est extrêmement enrichissant de construire des combats avec des collègues danois, espagnols, portugais, de comparer nos grilles de lectures en s’apercevant que ce qui nous est toujours apparu comme une évidence est finalement surtout lié à un trait culturel français, et qu’à l’inverse il existe tellement de rapports de forces universels.
Et maintenant, au boulot…
De nombreux combats nous attendent, d’une directive contraignante sur la protection des droits des travailleurs ubérisés, à la mise en place d’une transition écologique populaire. De l’égalité salariale à la lutte contre des traités de libre-échange aussi destructeurs pour la planète qu’injuste socialement. Ma porte au Parlement européen sera ouverte pour relayer les luttes des travailleurs et des citoyens dans un hémicycle bien trop souvent opaque.
Cette première année de mandat a été une formidable aventure. Je suis impatiente d’en découvrir la suite !