Tribune | Dark kitchen: la fin des restos où on trinque, et des citoyens qui en trinquent
C’est un quartier résidentiel de Seine-Saint-Denis, fréquenté par des centaines d’enfants de Montreuil et de Bagnolet depuis qu’un collège y a été construit il y a tout juste trois ans. La vie tranquille de banlieue à quelques minutes du métro.
Mais depuis le second confinement, l’ambiance a changé dans le quartier. Une odeur de graillon flotte dans l’air et, à l’heure du déjeuner et du dîner, des centaines de scooters pressés roulent dans tous les sens, sur la chaussée, les trottoirs et les pistes cyclables. Des camions de livraison bouchonnent tous les jours les petites rues et les automobilistes bloqués égayent la rue à coup de Klaxon.
Les habitants deviennent chèvres, n’ouvrent plus leurs fenêtres et ne lâchent plus la main de leurs enfants sur les trottoirs par peur qu’ils se fassent écraser… Que s’est-il passé? Ils ont tout simplement un nouveau et encombrant voisin: une dark kitchen (ou “cuisine fantôme”).
Il s’agit d’un type de restauration un peu particulier: sans salle et uniquement destiné à la livraison. Ici un fonds d’investissement a acheté un bâtiment de 400 m² et a construit une trentaine de cuisines. Elles sont louées à des marques de la restauration auprès desquels des clients, via les applications Deliveroo et Uber Eat, peuvent commander. Ce sont ensuite des livreurs ubérisés qui viennent chercher les commandes. Pour la dark kitchen l’affaire est lucrative: aux heures de pointe, c’est au moins cinq scooters par minute qui quittent l’établissement un paquet à la main.
Ces livreurs ne sont les salariés de personne. Ni de la dark kitchen, ni de la plateforme de livraison dont ils portent l’uniforme et le sigle sur leur sac glacière à dos. Le modèle de l’ubérisation repose sur le fait que ces forçats du bitume sont dans la pratique subordonnés à un donneur d’ordre sans que ce dernier n’assume sa responsabilité d’employeur. Le statut de travailleur indépendant est une aubaine pour les plateformes et les dark kitchen, qui leur permet de s’exonérer du droit du travail et du paiement de la protection sociale.
À l’intérieur des locaux, on est plus proches de l’usine que de la cuisine. Ce ne sont pas des cuisiniers qui s’entassent, mais des “travailleurs polyvalents” qui en font sortir vingt plats différents constitués des cinq mêmes ingrédients de base. L’activité est complètement taylorisée, découpée, pour tirer le maximum de profits et que les entreprises aient le moins de responsabilités vis-à-vis des travailleurs, mais aussi de la ville et de ses habitants. Ces activités accaparent une grosse partie de l’espace public, privatisent la rue et les trottoirs, sans aucune responsabilité: c’est toujours la faute de l’autre. S’il y a des bouchons dans la rue, pour la dark kitchen c’est la faute des “restaurants” locataires. S’il y a des problèmes de sécurité routière, du bruit, c’est la faute des livreurs ou des plateformes comme Deliveroo. Résultat, c’est la mairie qui aménage, à ses frais, l’espace public pour essayer de limiter les nuisances. Avec peu de succès.
Ces entreprises, qui poussent comme des champignons dans toute la France, sont le dernier avatar du capitalisme sauvage, irresponsable et précarisant. Face à elles, certaines villes réagissent. Alertée par les riverains, la commune de Bruxelles a interdit l’implantation de l’une d’entre-elles. La ville de Nantes a quant à elle interdit les livraisons de repas à scooters thermiques pour limiter les nuisances sonores. Les succès sont rares et mitigés. Travailleurs et habitants ne sont pas les seuls à trinquer, car ces restaurants fictifs viennent aussi concurrencer les petits restaurants sans pour autant créer de l’emploi, payer de cotisations sociales et patronales et encore moins contribuer à une vie de quartier. Ces plateformes, qui ont clamé pendant les confinements et couvre-feux successifs qu’elles rendaient service aux restaurants en jouant un rôle d’intermédiaire vis-à-vis de leurs clients, sont en train de les vampiriser et risquent, à terme, de les remplacer.
Il est temps de réagir face aux dégâts de la Start Up Nation. Il est nécessaire de prendre immédiatement des mesures pour empêcher ces usines de proliférer sans contrôle au milieu des habitations et ainsi protéger les habitants. Il faut un moratoire sur l’ouverture de ces cuisines en zone urbaine. Plus largement, nous devons légiférer pour encadrer leur installation. Ne laissons pas les plateformes numériques, et ceux qui spéculent sur la précarité, monopoliser “le monde d’après”.
Tribune intialement publiée sur le Huffpost