MINISTRES EUROPÉENS, ROULEREZ-VOUS POUR NOUS OU POUR UBER ?

A l’occasion de la journée de l’Europe et alors qu’ont lieu les négociations sur les droits des travailleurs de plateformes, plusieurs organisations représentant des livreurs ou chauffeurs VTC appellent les ministres du Travail à se mobiliser pour l’amélioration de leurs conditions d’exercice.

Chauffeurs VTC, nous sommes nombreux à travailler jusqu’à 13 heures par jour, 7/7 jours. Uber, Bolt, Heetch se servent de nous, corvéables à merci. Pour 70 heures de travail par semaine, pour beaucoup nous ne gagnons en réalité que 1 300€ par mois. 4,30 € de l’heure !

Coursiers à vélo, nous pédalons souvent plus de 100 km/jour pour livrer des repas, aussi vite que possible pour tenir les délais de livraison. En cas d’accident, pas d’accident de travail, pas d’arrêt maladie, rien n’est pris en charge par Uber Eats, Deliveroo ou Wolt.

Tribune.

Les 12 et 13 juin prochains, les ministres du Travail des Etats membres de l’Union européenne devront se prononcer sur la directive relative aux droits des travailleurs des plateformes. Pour nous, travailleuses et travailleurs des plateformes, cette directive est cruciale. Ce sont nos vies qui en dépendent. Cette directive devrait déterminer notre statut (indépendant ou salarié), notre lien avec les plateformes et la transparence de leurs algorithmes.

Nous sommes livreurs à vélo ou chauffeurs VTC. Nous avons choisi ces métiers croyant naïvement au mythe de la liberté d’entreprendre. Nous pensions être libres de fixer nos prix, choisir nos horaires et déterminer nos conditions de travail. Or nous usons nos journées à attendre une commande ou une course, comme pris en otages sans savoir quand une course nous sera autorisée. Si par malheur nous en refusions une, la plateforme nous en attribuerait toujours moins.

Chauffeurs VTC, nous sommes nombreux à travailler jusqu’à treize heures par jour, sept jours sur sept. Uber, Bolt, Heetch, ces plateformes se servent de nous, corvéables à merci. Dépendants de leur volonté, nous sommes sous leur emprise, de peur de ne pas pouvoir finir de boucler le mois. Pour soixante-dix heures de travail par semaine, pour beaucoup nous ne gagnons en réalité que 1 300 euros par mois. 4,30 euros de l’heure. Est-ce un revenu souhaitable pour quiconque veut se mettre au service de ses concitoyens ? Les plateformes, elles, ne sont jamais en reste. Elles nous facturent des commissions jusqu’à 40 euros par trajet. En quoi la simple «mise en relation» justifie-t-elle ces commissions ? Tributaires des prix imposés à la baisse par les plateformes, nous sommes toujours plus nombreux à ne plus pouvoir rembourser nos locations de véhicules ou payer nos assurances.

Coursiers à vélo, nous pédalons souvent plus de 100 km par jour pour livrer des repas. Quelles que soient les intempéries, nous pédalons aussi vite que possible pour tenir les délais de livraison. Des délais toujours plus courts et qui nous mettent toujours plus souvent en danger sur la route. Et pour arriver à temps, l’application nous commande de ne pas respecter le code de la route. En cas d’accident durant une livraison, les plateformes, si promptes à nous superviser, disparaissent aussitôt. Pas d’accident de travail, aucun arrêt maladie, rien n’est pris en charge par Uber Eats, Deliveroo ou Wolt.

Esclaves numériques

On nous disait être des «partenaires», nous pensions être traités en égaux, mais il n’en est rien. Nous ne sommes que des esclaves numériques au service d’un algorithme. Officiellement indépendants mais en réalité ouvertement subordonnés aux plateformes. Car ce sont elles qui fixent nos prix, nous imposent nos itinéraires et nos temps de trajet. Durant la pandémie, nous avons été nombreux à nous mettre au service de nos concitoyens. Qui vous a livré vos courses, vos repas, lorsqu’il était interdit de sortir ? Après la pandémie, sans un mot, les plateformes ont bloqué des milliers d’entre nous. Car oui, Uber, Deliveroo et compagnie nous «déconnectent» lorsqu’elles ne veulent plus de nous, sans motif, sans possibilité d’explication avec un humain et sans recours. Pas de ressources humaines ni de service après-vente pour nous. Nos tentatives de rencontres restent lettre morte.

Nous ne savons jamais pourquoi nous obtenons une course et pas une autre, pourquoi est-ce qu’elle est attribuée à un livreur, un chauffeur, plutôt qu’un autre. Un algorithme détermine et contrôle notre travail sans interruption et sans aucune forme de transparence. Et alors que c’est sous les ordres d’une machine que nous travaillons, nos données sont collectées en permanence et traitées sans que nous puissions nous y opposer.

Nous payons nos taxes et nos impôts, alors que les plateformes elles-mêmes les évitent et les fuient. Nous le disons : il s’agit d’une concurrence déloyale inacceptable, qui stimule le moins-disant social. Comme toujours, dans ce contexte, les salariés sont la variable d’ajustement.

Les plateformes essayent de vous convaincre que ce dont nous avons besoin, c’est d’un «dialogue social», entre elles et nous. Cette idée n’est en réalité qu’un prétexte pour éviter aux plateformes d’avoir à assumer leurs devoirs d’employeur. Ce qui nous manque, ce sont de réels droits, inscrits dans le marbre, et non de fausses discussions pour récupérer des miettes.

Les fuites dans les médias racontent que vous réfléchissez au droit discrétionnaire des «membres» de ne pas appliquer la présomption de salariat en cas d’accords collectifs ou de loi existant au préalable : nos droits doivent avoir un socle commun partout en Europe et les dérogations sont inacceptables.

Pour une présomption de salariat stricte

Nous savons que plusieurs d’entre vous sont tentés de soutenir le modèle ultralibéral des plateformes. Elles sont d’ailleurs les bienvenues dans vos institutions : d’après la Commission européenne, les plateformes ont obtenu plus d’une centaine de rendez-vous avec la direction emploi, affaires sociales et inclusion durant la seule période de l’écriture de la directive. Les syndicats et travailleurs sont quant à eux chassés lorsqu’ils viennent plaider leur cause.

Nos vies dépendent des délibérations des ministres du Travail européens. Il est de leur devoir de reconnaître notre lien de subordination avec les plateformes. Nous leur demandons, le jour du conseil, de s’assurer de soutenir une directive qui permettra sans condition et sans critère : une utilisation transparente et sûre des algorithmes ; le respect des droits des travailleurs réellement indépendants ; la bonne classification des travailleurs qui doivent être salariés sans qu’ils aient à aller devant le juge pour cela ; une concurrence loyale entre les plateformes et les autres entreprises.

Enfin, nous demandons une présomption de salariat, non soumise à une série de conditions, comme le respect de trois critères sur sept. D’après notre expérience, ce type de conditions permet de contourner la loi en cherchant des raccourcis. En ce sens, nous soutenons la proposition faite par le Parlement européen, dans laquelle il existe une présomption de salariat stricte, sans liste de critères qui puisse être contournée, et où ce sont les entreprises qui doivent prouver que les travailleurs sont bien indépendants.

De même, cette présomption de salariat doit être portée et mise en œuvre par tous les Etats membres. Il ne faut pas ouvrir la porte à ce que certains Etats ne la respectent pas car cela reviendrait à ouvrir la porte à ce que de puissants lobbys agissent dans tous les Etats, un par un, et suppriment nos droits ici et là.

Nous sommes à bout de course. Nous comptons sur les ministres pour prendre le relais. Nous saurons alors le jour du conseil s’ils roulent pour Uber ou pour le peuple.

Signataires : Intersyndicale Nationale VTC, France, Taxiunionen, Suède, Riders collective & vida trade union, Autriche, GigWatch, Suède, Collectif des coursier-e-s bruxellois-es, Belgique, Elite Taxi, Espagne, Taxi Project, Espagne, Deliverance Milano, Italie, Collectif des livreurs autonomes de plateformes, France, Syndicat CGT des livreurs ubérisés toulousains, France, FNV Platformwerk, Pays-Bas, FO Just Eat, France, RidersXderechos, Espagne, Lieferando, Allemagne, App Drivers and Couriers Union (ADCU), Royaume-Uni, Filt Cgil Emilia Romagna, Italie.

Tribune initialement parue en français dans Libération le 09 mai 2023.