Interview : Leïla Chaibi : «Si les plateformes ne veulent pas respecter les règles du droit du travail, qu’elles partent !»
Jeudi, la Commission européenne devrait présenter une proposition de directive pour que la présomption de salariat soit reconnue pour les travailleurs d’Uber ou Deliveroo. Une victoire pour l’eurodéputée insoumise, qui œuvre depuis deux ans pour mettre fin à cet «usage frauduleux du statut d’indépendant».
L’eurodéputée La France insoumise Leïla Chaibi bataille depuis deux ans au sein de l’Union européenne pour que la présomption de salariat soit reconnue pour les travailleurs d’Uber et Deliveroo et mettre fin à l’«usage frauduleux du statut d’indépendant» par ces acteurs. Jeudi, la Commission européenne pourrait présenter une proposition de directive allant dans ce sens. Quatre millions de livreurs et chauffeurs pourraient à l’avenir être salariés.
Vous êtes engagée depuis plus de deux ans pour faire reconnaître une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes au sein de l’UE. La victoire semble proche, puisque la Commission européenne pourrait présenter jeudi une proposition de résolution dans cette perspective…
Quand, il y a deux ans, les plateformes ont entendu dire que l’Union européenne allait devoir légiférer à propos de leurs modèles, elles y ont vu une aubaine : l’occasion de faire reconnaître cette situation, pourtant illégale. Un peu comme si elles s’étaient dit : «Tiens, on va légaliser les braquages de banques». Leurs lobbyistes pensaient pouvoir s’appuyer sur des soutiens, à commencer par celui d’Emmanuel Macron qu’ils regardaient avec des étoiles dans les yeux, ce dernier étant plutôt favorable à la définition d’un tiers statut pour les travailleurs ubérisés, entre celui des indépendants et du salariat. Mais cette position a été mise en minorité. On revient de loin…
Concrètement, qu’est-ce que cela va changer ?
C’est un grand boom ! Aujourd’hui, les plateformes bénéficient d’un double avantage : celui lié au salariat – elles donnent des ordres à ceux qui travaillent pour elles – et celui lié au statut d’indépendant – elles n’ont pas d’obligations en matière de respect du droit du travail et de protection sociale. Les travailleurs ubérisés, eux, n’ont que les désavantages des deux statuts ! Concrètement, si le texte reconnaît la présomption de salariat, ces derniers seront présumés être des salariés dès lors qu’ils répondront à au moins deux critères – ce chiffre fera peut-être encore l’objet de débats – sur les cinq identifiés, dont l’existence d’un lien de subordination avec la plateforme ou encore l’impossibilité de fixer librement ses tarifs. Les plateformes qui font réellement de la mise en relation ne seront pas concernées puisque, dans ce cas, il ne s’agit pas d’une utilisation frauduleuse du statut d’indépendant. Mais toutes les plateformes de VTC ou encore de livraison de repas, elles, le seront. Et devront se mettre en règle. La Commission européenne estime que quatre millions de travailleurs pourraient dès lors être salariés.
Combien faudra-t-il de temps avant qu’une telle directive s’applique ?
Une fois la proposition de la Commission publiée, le Parlement européen devra reprendre les négociations à partir de cette copie. Tout comme le Conseil européen. Après quoi, la directive pourrait être adoptée autour de septembre 2022. Les pays membres auront alors deux ans maximum pour la transposer dans leurs législations.
Quels ont été les ressorts de cette victoire ?
Le rapport de force s’est construit par la négociation, mais nous avons réussi à monter un lobby «populaire» pour contrebalancer l’hyperprésence des lobbys des plateformes à Bruxelles. En octobre, 100 travailleurs ubérisés de 18 pays sont venus rencontrer le commissaire aux affaires sociales pour qu’un autre discours puisse être entendu. Et cela a fonctionné. Bien sûr, il y a aussi eu des décisions importantes prises par des juges dans différents Etats, contraignant les employeurs à respecter leurs obligations. Cela a également pesé, tout comme la réforme du gouvernement espagnole en mai, visant à obliger les plateformes à salarier leurs livreurs. Ou encore la crise du Covid, peut-être.
Cette nouvelle réglementation apportera, selon vous, du mieux disant social. Mais est-ce sans risque ? En Espagne, après la réforme du gouvernement, Deliveroo a décidé de quitter le marché espagnol et les milliers de livreurs qui travaillaient pour la plateforme ont perdu leur boulot…
C’est l’argument narratif des plateformes. Elles disent aussi : «Attention, vous n’aurez plus rien à manger, il n’y aura plus de livraisons». Pourtant, si les plateformes partent, le besoin des consommateurs, lui, va rester. Des entreprises, voire des coopératives qui respectent les règles du jeu pourront y répondre. Même si ce n’est pas un modèle exemplaire, les «dark stores» qui livrent les courses en quelques minutes parviennent à salarier les gens qui travaillent pour eux, certaines en font même un argument marketing. Ce n’est donc pas incompatible. Si les plateformes ne veulent pas respecter les règles, mais qu’elles partent ! Au Parlement, la droite nous a rejoints : quand vous êtes attachés à la concurrence libre et non faussée, vous ne pouvez accepter que certains payent des cotisations et que d’autres fraudent. Même un libéral ne veut pas de ça ! La question va au-delà des travailleurs des plateformes. Bien sûr, il y a urgence à les sortir de la précarité, n’oublions pas que certains sont morts en allant vite sur leurs vélos pour faire toujours plus de courses, alors que ces dernières sont de moins en moins bien rémunérées. Mais il y a un second enjeu : défendre les droits des salariés dans leur ensemble. Imaginez, si la Commission, à l’inverse, avait décidé de légaliser ces pratiques actuelles, est-ce qu’un patron de Carrefour, par exemple, se serait longtemps embêté à embaucher des salariés ? Le modèle frauduleux des plateformes, c’est un cheval de Troie pour détricoter le salariat et remettre en question de tout le pacte social.
Les plateformes ne vont-elles pas trouver un moyen de contourner la réglementation ?
Il faut toujours être sur ses gardes. En Californie, les lobbys des plateformes ont dépensé près de 200 millions de dollars [environ 176 millions d’euros, ndlr] pour peser sur un référendum local, et pousser un texte – la proposition 22 – visant à défaire une loi jugée trop protectrice pour les chauffeurs. S’ils ont été capables de mettre autant d’argent, on sait qu’ils chercheront par tous les moyens à ne pas se soumettre à la loi en Europe aussi. Mais, pour l’heure, on a gagné une sacrée étape, les plateformes ne s’y attendaient pas. Chez Uber, ils ne doivent pas bien dormir en ce moment.